XI
Le juge Ti part à la recherche d’un ours ; il pousse un riche héritier au désespoir.
Les neuf secteurs des deux marchés de Chang-an étaient subdivisés en ruelles hang, chacune consacrée à un seul genre d’article, dont la nature était indiquée à l’entrée par un panneau. Il y avait des hang réservés à la viande, au poisson, aux légumes, au fer, à la pharmacie, au prêt-à-porter, à la soie écrue, aux haches, aux pains cuits à la vapeur, aux brides et selles, aux poids et mesures. À lui tout seul, le marché de l’est comptait deux cents de ces ruelles, si bien qu’on y trouvait absolument de tout, jusqu’aux esclaves parqués derrière de solides grilles en bambou. M. Piment parcourut tout cela avec l’excitation du roi singe sur la montagne aux Mille Fleurs, jusqu’à ce qu’ils atteignissent le hang des orfèvres.
Ti désigna un gong et un marteau pendus à un chambranle :
— Tapez là-dessus.
Visiteur numéro quatre avait de la poigne. Quand il se fut dépensé avec énergie sur la plaque de cuivre, les commerçants de la ruelle mirent le nez dehors pour voir ce qui se passait. Ti grimpa sur une barrique, brandit quelques colliers, résuma l’affaire qui l’amenait et annonça que tout renseignement serait le bienvenu. Plusieurs orfèvres répondirent qu’il leur fallait examiner les pièces pour établir leur provenance. Seule une jeune femme s’écria :
— Mon beau-père est retrouvé ! Grâces soient rendues à King Wan !
King Wan étant le dieu de la chance, Ti devina que ce n’était pas du retour du vieux Ma que l’on remerciait la divinité, mais de celui de son magot. La dame les entraîna, son trésor et lui, vers le commerce familial, un atelier situé au fond du hang. Quelques ouvriers étaient occupés à repousser du métal, des femmes faisaient chauffer le riz du soir. On lui présenta toute la fratrie et, en dernier lieu, le mari grâce à qui leur hôtesse se disait alliée au butin miraculeux.
— Oh, mais nous nous connaissons, dit le juge.
Il venait de reconnaître en ces gens à l’air embarrassé les beaux-parents de Ma Wei-Kang ainsi que l’« héritier » en personne, celui qui continuait de frapper une plaque d’argent au fond de la boutique comme si de rien n’était. Ce coffret possédait le don magnétique d’attirer irrésistiblement tout ce qui portait le nom de Ma.
Les propriétaires expliquèrent qu’ils avaient recueilli et formé cet orphelin, puis lui avaient donné l’une de leurs filles afin de mieux s’attacher un garçon si agréable. « Et de mieux l’exploiter », compléta en lui-même le magistrat en considérant l’espèce d’esclave mal embouché et vêtu de haillons qui abattait son marteau sans prononcer un mot.
Ses hôtes lurent sur les traits du magistrat qu’il avait du mal à voir dans le mutisme de leur gendre la douleur d’un orphelin. Un surcroît d’information s’imposait.
Avec une certaine gêne, surtout due au fait que l’intéressé s’était mis à marteler avec une vigueur inquiétante, les beaux-parents évoquèrent l’origine du problème. Wei-Kang passait depuis toujours pour un bâtard. Sa mère était mariée à un autre Ma que le vieux au trésor.
Ti se demanda si la moitié de la ville portait ce nom et s’il en finirait un jour. Il devait exister, aux enfers, un hang rempli de Ma, et il était tombé dedans.
Le vieux poivrot s’était contenté de venir voir son fils deux fois, et les deux fois il était pris de boisson, ce qui n’avait fait qu’alimenter les vilaines rumeurs.
— Sans doute, dans ce cas, pourrez-vous m’indiquer de quelle manière un indigent s’est procuré pareille richesse, dit Ti en ouvrant son coffret.
On atteignait là les limites de l’imagination dont les orfèvres étaient capables. Ils admirent n’avoir jamais vu ces joyaux, mais identifièrent immédiatement la marque de fabrique en forme d’ours qui figurait sur chacun d’eux. C’était celle d’un riche confrère nommé Xiong, « ours » en chinois, qui s’était retiré vingt ans plus tôt.
— Je dois voir cet ours, dit Ti.
Pour cela, mieux valait interroger le doyen de la ruelle. On alla chercher un lutin rabougri certainement aussi âgé qu’une tortue de la Longévité. En plus d’être totalement édenté, il était très sourd, si bien qu’il fallut crier dans les oreilles de cette mémoire vivante pour lui faire comprendre ce que désirait le mandarin. Le fossile ambulant accepta volontiers d’égrener ses souvenirs – son occupation préférée, pour laquelle il s’estimait trop rarement sollicité. Encore fallut-il retrancher du récit maintes digressions sur la décadence des temps modernes, l’approche de la fin du monde et l’augmentation éhontée du coût du bois de chauffage, qui s’invitèrent inopinément dans la conversation.
Il ressortit de tout cela que l’orfèvre Xiong avait bien courtisé Mme Ma mère. Après une brève aventure qui avait été la fable du quartier, il avait tâché de l’oublier en s’immergeant dans le travail. Il avait bâti une grosse fortune, puis il était mort, et tout le monde avait suivi ses funérailles ; non qu’il fût très populaire, mais il avait été assez avisé pour s’acquitter des frais à l’avance, aussi l’entrepreneur des pompes funèbres avait-il distribué une profusion de gâteaux au miel.
L’anecdote aurait été distrayante si elle n’avait été ponctuée de coups de maillet rageurs. Ti traversa l’atelier et saisit le bras qui maniait l’outil.
— Jeune homme, si tu veux entrer en possession de ce bien, dont tu me sembles avoir grand besoin, tu vas devoir te résigner à subir une humiliation publique.
Après avoir contemplé le magistrat avec des yeux ronds, Ma Wei-Kang répondit qu’il se fiait à Son Excellence.
Ti avait besoin d’écrire. On lui présenta le pupitre portatif du lettré qui tenait la comptabilité de tout le hang. Le juge rédigea un message, y apposa son sceau et le fit porter au hameau du nord par un coursier.
Tout conduisait à croire que le défunt Ma et le défunt Xiong ne faisaient qu’un. Au fil des ans, l’orfèvre avait dû se dégoûter de sa fortune qui n’avait pu lui procurer la seule femme qu’il eût vraiment aimée. Dépourvu de famille, déçu de tout, il avait décidé de rompre avec son ancienne vie. Il était allé jusqu’à orchestrer son propre enterrement et avait choisi de porter à partir de ce jour le nom sous lequel son fils adultérin avait été élevé.
Il était temps de provoquer le scandale promis. Ti monta à nouveau sur sa barrique pour haranguer la populace.
— Qui peut me dire le nom du père de Ma Wei-Kang ? demanda-t-il à la cantonade.
Plusieurs voix répondirent que c’était Ma « le Huitième », un petit artisan décédé depuis des années.
— Je voulais dire : son véritable père, corrigea le mandarin.
Tout le monde répondit en chœur : « l’orfèvre Xiong Bao ! » avec des faces hilares.
Ma Wei-Kang était mortifié. Ses yeux lancèrent des éclairs autour de lui. Ses beaux-parents semblaient penser que ce bâtard ne leur apportait décidément que des déceptions. On dut le retenir d’aller se jeter dans la rivière. Quand on l’eut raisonné, il se mit à genoux devant la barrique.
— Je remercie Votre Excellence d’avoir jeté la lumière sur le secret de ma naissance. À présent, il ne lui reste plus qu’à me donner un nœud coulant et à m’indiquer un arbre solide.
— Je compte en effet te donner quelque chose à accrocher à ton cou, répondit le magistrat.
Quatre hommes apportèrent une civière où gisait un corps recouvert d’un drap. Ti écarta le linceul et exhiba le cadavre. Tous les habitants se penchèrent avec curiosité. Peut-être était-ce Xiong, peut-être pas – comment savoir, après tant d’années ?
— Laissez-moi passer ! dit le doyen, qui tâchait de se frayer un chemin avec sa canne. Je dois montrer ma cheville au seigneur juge !
Ti ordonna qu’on le lui amène, bien qu’il ne vît guère en quoi ces vieilles guibolles allaient l’intéresser. Soutenu par deux gaillards, le vieillard tenta de remonter sa robe, mais ne parvint pas à se pencher suffisamment. Quand un ouvrier l’eut retroussée pour lui, Ti vit qu’il portait un discret tatouage en forme de poisson, juste au-dessus du pied.
Le doyen expliqua que c’était là une vieille coutume des orfèvres fortunés. Ils se faisaient tatouer leur marque de fabrique sur la cheville afin de s’identifier lors de leurs déplacements. Cela leur permettait de retirer les métaux précieux placés en dépôt chez leurs correspondants.
Ti releva la robe du mort. On fit cercle autour de la civière pour regarder le tatouage en forme d’ours bien visible sur la cheville.
Ma Wei-Kang s’écria qu’il ne voulait pas être le fils du vieux porc-épic.
— Présente tes hommages à la dépouille du vieux porc-épic et tu recevras son héritage, décréta le magistrat sur un ton solennel.
Il ajouta que le coffret l’attendrait à la commanderie ; c’était plus prudent que de lâcher le bout de gras au milieu des requins. Ma Wei-Kang était abasourdi. Ce furent les regards avides de ses beaux-parents qui lui rendirent ses esprits. Il déclara que sa première décision était d’aller faire tatouer le même emblème sur sa propre cheville et quitta le hang d’un bon pas.
La belle-famille avait sûrement perdu un esclave ; Ti ne fut pas sûr qu’elle eût gagné un millionnaire très malléable.
Il entendit le premier des trois cents coups de gong qui annonçaient la fermeture du marché. Il fallait le quitter au plus tôt ou se résigner à y passer la nuit. Ti saisit son Wo par la manche et l’entraîna au pas de course en direction de la sortie, décidé à franchir la porte avant qu’elle ne soit barricadée.
Une fois dans l’avenue, il lui restait une heure trois quarts pour reconduire M. Piment, déposer le coffret à la commanderie et rentrer chez lui. Il sauta dans le premier palanquin libre et ordonna aux porteurs de se hâter.
— Alors ? demanda-t-il au Wo assis à côté de lui. Que déduisez-vous de votre journée ?
— Moi pas dire. Vous fâché.
Ti insista.
— Chinois tous fous.
Comme le mandarin était de bonne humeur, le reste du trajet se passa à disserter sur la folie éventuelle des Chinois.
Ils se heurtèrent au garde chargé du registre des personnes autorisées. Ti ne souhaitait pas voir le retour tardif de son Wo remonter jusqu’à la cour des Cérémonies.
— Regardez à Li Po, dit-il au soldat.
Ce nom y figurait bien. Une fois à l’intérieur, M. Piment lui demanda comment il l’avait su.
— Li Po est le nom le plus répandu. Je l’ai fait inscrire sur toutes les listes administratives de Chang-an. C’est une sorte de passe-partout que je me suis offert. La tanière du lapin rusé a trois entrées différentes, comme on dit chez nous.
Visiteur numéro quatre se réjouit d’avoir accédé à un niveau suprême du raffinement chinois, intitulé « petite astuce ». Il ignorait qu’il n’étudiait plus la culture chinoise traditionnelle, mais bien la culture personnelle du juge Ti.
Comme il se faisait tard et qu’on n’y voyait plus grand-chose, ce dernier décida de rentrer directement chez lui, son coffret sous le bras.
— Votre Excellence s’est-elle bien amusée dans le hameau du nord ? le raillèrent ses épouses quand il les eut rejointes dans le gynécée.
Il demanda comment elles étaient au courant. L’un de leurs fils l’y avait vu.
— Notre aîné était dans le quartier des plaisirs ? s’étonna-t-il.
— Bien sûr ! dit madame Troisième. Vous savez bien qu’il est étudiant !
Peut-être avaient-elles raison de hâter ce mariage, en fin de compte. Il promit de se libérer au plus vite pour recevoir la belle-famille.